15.
Rupture
Juin 1985
Me voilà de retour à Meshomah Falls pour en finir une fois pour toutes. Jamais plus je ne souffrirai pour une femme qui me rejette. Pour retrouver ma tranquillité d’esprit, je ne reculerai devant rien.
Si elle ne veut pas quitter son Angus, qu’elle reste avec lui pour l’éternité. Qu’ils meurent ensemble. J’ai trouvé l’endroit parfait : une grange isolée près de leur village. L’arme sera l’élément favori de Maeve : le feu. À l’image de celui qui me dévore le cœur depuis le jour où j’ai posé les yeux sur elle.
Née poussière, tu redeviendras poussière. Très bientôt. J’ai fermé mon cœur à l’amour. Dès lors, je me donne corps et âme aux ténèbres.
Neimhich
* * *
Nous sommes revenus à Widow’s Vale vers midi le lendemain. Après avoir déposé les autres chez eux, j’ai pris le chemin de la maison. Avant de me raviser. Comme je n’étais pas prête à affronter ma famille, j’ai bifurqué pour suivre la route parallèle au fleuve Hudson.
Je me suis garée sur le parking du petit port de plaisance de la ville, où quelques bateaux étaient amarrés l’été. En hiver, il était désert et ne présentait qu’un croissant de plage rocailleuse et une jetée en bois qui s’avançait dans le fleuve.
Il avait beau faire horriblement froid, je m’en fichais. J’avais besoin d’être seule. Le fleuve, étendue grise sous le ciel blanc de l’hiver, était calme. Il s’en dégageait une impression de paix profonde. J’ai marché jusqu’au bout de la jetée, où je me suis assise pour balancer mes jambes dans le vide.
Ce fleuve va jusqu’à New York, ai-je pensé. Il connecte les deux villes, gonflant et refluant au rythme des marées de l’océan Atlantique. Même si je me sentais plutôt en sécurité ici, les flots argentés me rappelaient que New York et Widow’s Vale étaient liées, comme deux parties d’un tout. De même que je serais liée pour toujours à ceux que j’avais laissés là-bas.
Comme Ciaran. Mon père biologique. Je luttais encore avec les implications de cette révélation. Comment pourrais-je à l’avenir me servir de ma magye alors qu’elle me venait pour moitié de Ciaran ? L’idée même d’invoquer mes pouvoirs me rendait malade.
Quant à l’amour… J’avais eu du mal à survivre au trajet de retour. Quelle torture d’être assise près de Hunter tout en sachant ce que je devais faire…
Il fallait que je le quitte. Je n’avais pas eu le courage ni la force de lui parler ce matin-là. Mais je devais me décider.
À cause de Ciaran. Mon vrai père n’était pas le doux, le gentil Angus. Non, cet homme avait tué sa propre muìrn beatha dàn. Il avait absorbé les pouvoirs et la vie d’innombrables innocents. S’il avait été capable de perpétrer ces crimes, de quoi moi, sa fille, sa chair et son sang, serais-je capable ?
J’avais déjà commis tant d’erreurs, qui avaient coûté énormément à moi et à mes proches… Je manquais de discernement. J’avais fait confiance à Cal, à Selene, à David et à Ciaran. J’avais blessé Bree, j’avais failli tuer Hunter – par deux fois – et Cal était mort sous mes yeux pour me sauver. Robbie avait été à deux doigts de me rayer de sa vie, mes parents avaient beaucoup souffert à cause de moi et Mary K. en avait réchappé de justesse. Après deux mois et demi de Wicca, j’étais un champ de mines ambulant.
Tout cela à cause de ma vraie nature. Tel père, telle fille. J’étais un danger public. Je souillais tout ce que je touchais.
J’étais au désespoir, quand soudain mes sens m’ont avertie d’une présence. Hunter arrivait. J’ai reconnu le bruit du moteur de sa vieille Honda qu’il garait sur le parking. Finalement, je n’allais pas pouvoir repousser l’échéance.
Il est sorti de voiture et s’est dirigé vers moi. Il avait mis un long manteau bleu marine qui le vieillissait. Ses cheveux encadraient son visage d’une auréole dorée. J’avais oublié à quel point parfois il semblait être fait de lumière.
Alors que moi, j’étais l’héritière des ténèbres.
— Je te dérange ? s’est-il enquis en arrivant à mon niveau.
— Un peu, ai-je répondu sans détour. Je suis venue là parce que j’avais besoin d’être seule.
— Tu veux que je m’en aille ?
J’ai fait non de la tête. Je ne voulais pas qu’il s’en aille. Je voulais me jeter dans ses bras et le serrer fort. Pour toujours.
Nous nous sommes regardés en silence pendant que je cherchais mes mots. Il m’a devancée.
— Morgan, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. À propos de Killian. En fait, il pensait tout comme nous que le hibou l’espionnait. Il est donc parti, de peur qu’Amyranth n’en ait vraiment après lui. Il reste sur ses gardes, mais il va bien.
— Tant mieux.
Hunter m’a dévisagée de ses yeux verts.
— Toi, par contre, tu ne vas pas bien du tout.
— Tu as remarqué ? ai-je rétorqué d’un ton nonchalant qui ne trompait personne.
— Bien sûr que j’ai remarqué ! Tu me prends pour qui ? Morgan, dis-moi ce que je peux faire. Comment puis-je t’aider ?
— Je… ai-je bredouillé, et ma voix s’est brisée.
Je n’arrivais pas à le dire. C’était trop douloureux.
— Personne ne peut m’aider, ai-je finalement répondu.
Je repensais à ce que j’éprouvais lorsque j’étais dans ses bras, lorsqu’on riait ensemble, qu’on joignait nos puissances. Comment renoncer à tout cela ? Jamais je ne me sentirais aussi bien avec quelqu’un d’autre. Jamais je n’aimerais autant quelqu’un d’autre. Il était mon âme sœur.
— Bon, a-t-il soupiré en mettant les mains dans ses poches comme pour s’empêcher de me toucher. Tu n’es peut-être pas prête à en parler. On peut se voir demain soir ?
— Non ! ai-je protesté avec plus de vigueur que je ne l’aurais souhaité.
— Pourquoi ?
De nouveau, je me suis rappelé à quel point j’avais fait du mal à tous mes proches. J’étais la fille de Ciaran, je n’y pouvais rien.
— Parce qu’il faut que je m’y habitue.
— À quoi ?
— À vivre sans toi, ai-je lâché d’une voix qui me semblait creuse et étrangère.
— Hein ? De quoi tu parles ?
Je n’arrivais plus à le regarder dans les yeux.
— Je dois rester seule. Le mal coule dans mes veines, Hunter. Je n’y peux rien.
— C’est ridicule ! L’héritage et le destin sont deux choses différentes.
— Pas pour moi. Il faut qu’on se sépare.
Voilà. Je l’avais dit. J’ai fermé les yeux très fort pour chasser la douleur. En comparaison, ce qu’Amyranth m’avait infligé n’était rien. J’ai eu l’impression de m’être arraché le cœur.
— Il faut qu’on fasse quoi ? a-t-il répété avec application, comme s’il voulait se convaincre qu’il m’avait mal entendue.
— Je te quitte, ai-je ajouté d’un ton plus ferme.
J’ai rouvert les yeux, mais je ne parvenais toujours pas à le regarder en face. Je fixais les lattes en bois de la jetée en me demandant ce que je ressentirais si je passais au travers et m’enfonçais dans les eaux glaciales du fleuve. Ne pleure pas, Morgan. Tu ne dois pas pleurer, me suis-je encouragée. J’ai pris une grande inspiration et lui ai annoncé la seule chose susceptible de l’inciter à partir :
— Je ne t’aime plus.
— Vraiment ? a-t-il répliqué d’un ton froid. Et depuis quand ?
— Les choses… ont changé. Je suis désolée. Je ne t’aime plus.
Hunter s’est contenté de m’observer. Nous savions tous deux que je mentais.
— Écoute, a-t-il repris d’une voix tremblante. J’étais venu te dire autre chose : je n’ai jamais cru à cette histoire de muìrn beatha dàn. Je pensais que c’étaient des bêtises romantiques. Pourtant, tu es vraiment ma muìrn beatha dàn, Morgan. Je l’ai compris lorsque j’ai cru te perdre, chez Ciaran. Je t’aime… absolument, complètement, pour toujours. Sache-le.
Oh ! par la Déesse. J’avais si mal. Ces mots que j’attendais depuis si longtemps, ces mots qui auraient dû me combler de joie… Et tout ce que je pensais, c’était : Non, ne me dis pas ça maintenant. Je t’en prie. Tu ne peux pas m’aimer.
— Regarde-moi, bon sang ! m’a-t-il ordonné en s’avançant tout près de moi. Regarde-moi et dis-moi que c’est fini.
En levant les yeux vers lui, j’ai vu de la douleur, de la peine et de la confusion dans son expression. Et aussi de l’amour.
— C’est fini, ai-je articulé en ravalant mes larmes.
— Oh ! Morgan, a-t-il sangloté avant de faire le dernier pas qui le séparait de moi pour me prendre dans ses bras.
Il m’a serrée contre lui tandis que je pleurais toutes les larmes de mon corps.
— Je t’aime, a-t-il répété, et mes pleurs ont redoublé.
Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés ainsi. Lorsque enfin je me suis écartée de lui, son manteau était trempé de mes larmes.
— Il faut que j’y aille, ai-je murmuré. Ne m’appelle pas.
J’ai couru jusqu’à Das Boot sans lui laisser le temps de protester. Le vent s’est levé, hurlant le long du fleuve comme en écho à notre peine. La voix de Hunter a réussi à le couvrir :
— Rien n’est écrit ! Nous sommes maîtres de nos choix, Morgan !